TL;DR En emprisonnant les chloroplastes d’algues dans des « kleptosomes », la limace Elysia crispata continue la photosynthèse et se nourrit de lumière : un vol d’organites qui éclaire l’évolution des cellules et inspire la biomédecine.
Quand la limace devient plante : l’incroyable saga des kleptosomes
Une stratégie de pillage sophistiquée
Menée par Corey Allard et ses collègues de Harvard, l’étude parue le 25 juin 2025 dans Cell dévoile la mécanique intime d’un phénomène longtemps resté mystérieux : la kleptoplastie, c’est‑à‑dire le vol et l’exploitation de chloroplastes par des animaux non photosynthétiques.1 Chez Elysia crispata, petite limace des Caraïbes, ces organites venus des algues ingérées sont déroutés hors du tube digestif, empaquetés dans des vésicules doublées d’une membrane unique que l’équipe baptise « kleptosome » – littéralement un sac de butin cellulaire.2
Une fois capturés, les chloroplastes ne sont pas livrés à la digestion. Au contraire, ils poursuivent la photosynthèse au profit de leur nouvel hôte : lumière, dioxyde de carbone et eau se transforment directement en sucres pour la limace, qui peut tenir plusieurs semaines sans autre nourriture.3
Couper le courant des lysosomes pour laisser la lumière agir
Au cœur de cette prouesse se trouve une modulation fine des lysosomes, « usines de recyclage » cellulaires chargées de dégrader les déchets. Les biologistes ont observé une répression ciblée de l’activité lysosomale autour des kleptosomes, empêchant ainsi la destruction des chloroplastes.1 Cette suspension contrôlée du nettoyage permet aux organites étrangers de survivre des semaines, voire des mois, dans un cytoplasme animal d’ordinaire hostile.
Un mariage moléculaire inattendu
Grâce à la spectrométrie de masse, l’équipe a détecté la présence simultanée de protéines d’algue et de la limace dans les chloroplastes volés : la preuve que l’hôte nourrit activement ses trophées pour maintenir leur fonctionnement.2 En parallèle, les chloroplastes continuent de synthétiser leurs propres protéines algales, signe d’une activité photosynthétique intacte.
De véritables panneaux solaires vivants
Les kleptosomes ne restent pas enfouis dans l’intestin. Ils sont acheminés vers d’élégantes expansions dorsales en forme de feuilles qui confèrent à la limace bien nourrie sa couleur vert éclatant, jouant le rôle de panneaux solaires vivants.3 Lorsque la nourriture se raréfie, la limace digère progressivement ses chloroplastes : le vert cède alors la place à un orange d’automne, comme des feuilles qui se fanent.
Une fenêtre sur l’évolution de l’endosymbiose
Les chloroplastes et les mitochondries de nos cellules dérivent d’anciennes bactéries capturées par les ancêtres des eucaryotes il y a plus d’un milliard d’années. Elysia crispata reproduit, à l’échelle d’une vie individuelle, les étapes initiales de cette endosymbiose fondatrice.4 Pour les biologistes, observer cette « captation d’organites en temps réel » offre un modèle expérimental rarissime pour comprendre les mécanismes qui ont façonné la complexité cellulaire moderne.
Pistes biomédicales : du mollusque au médicament ?
La capacité des kleptosomes à esquiver la voie lysosomale intéresse déjà les chercheurs en pathologies de stockage lysosomal, un groupe de maladies où les déchets s’accumulent faute d’être dégradés. Mieux comprendre la régulation fine des lysosomes chez la limace pourrait inspirer de futures thérapies.1
Au‑delà de la médecine, les mécanismes de stabilisation des chloroplastes en milieu animal ouvrent des horizons en biotechnologie, par exemple pour créer des cellules solaires biologiques ou produire des biocarburants à partir de systèmes hybrides.
Des questions qui persistent
- Combien de temps un chloroplaste peut‑il survivre sans le noyau algal d’origine ?
- Quelles protéines de la limace sont indispensables à son entretien ?
- Les kleptosomes sont‑ils propres à Elysia crispata ou présents chez d’autres espèces de limaces sacoglosses ?
Répondre à ces questions permettra peut‑être un jour de greffer des capacités photosynthétiques à d’autres organismes, voire à des tissus humains en culture.
Conclusion : un vol qui éclaire la vie
En démontrant l’existence des kleptosomes et leur rôle central, Corey Allard et son équipe offrent un nouveau chapitre à l’histoire de la symbiose. Leur travail montre qu’un simple mollusque peut détourner la machine énergétique d’un végétal pour vivre de lumière, brouillant les frontières entre règnes animal et végétal et rappelant que l’évolution regorge de solutions ingénieuses que la science commence à peine à décrypter.
Sources
- Harvard Gazette, « Stealing a ‘superpower’ », 25 juin 2025. Lire en ligne
- Phys.org, « Some sea slugs consume algae, incorporate photosynthetic parts into their own bodies », 26 juin 2025. Lire en ligne
- ScienceAlert, « Sea Slugs Steal Body Parts From Prey to Gain Their Powers », 26 juin 2025. Lire en ligne
- Harvard Medical School, « Fish With Legs and Sea Slug Thieves: Lessons From Unusual Organisms », 2 juin 2025. Lire en ligne
- C.A.H. Allard et al., « A host organelle integrates stolen chloroplasts for animal photosynthesis », Cell, 2025, DOI : 10.1016/j.cell.2025.06.003.