TL;DR Le microbiome, cet écosystème invisible de micro-organismes qui vit en nous, devient un enjeu central pour la médecine personnalisée, la recherche et l’industrie. Mais à qui appartient-il ? Peut-on le breveter, le manipuler, l’exploiter sans régulation claire ? Cet article explore les zones grises juridiques, éthiques et politiques autour de la propriété et du contrôle de notre microbiome, posant la question du vivant comme bien commun ou marchandise.
Le microbiome : un monde invisible, pilier de notre santé
On l’ignore souvent, mais nous sommes plus microbes qu’humains. Notre corps abrite près de 50 000 milliards de micro-organismes — un chiffre qui dépasse le nombre de nos propres cellules. Ces micro-invités forment ce qu’on appelle le microbiote, un univers peuplé de bactéries, virus, champignons et autres archées, répartis principalement dans notre intestin, mais aussi sur notre peau, dans nos poumons ou notre bouche.
Le terme microbiome désigne, lui, l’ensemble des gènes portés par ces micro-organismes et leur environnement. Cette cohabitation n’a rien d’anodin : elle est vitale. Digestion, métabolisme, système immunitaire, synthèse de vitamines, protection contre les pathogènes… Nos colocataires microbiens régulent aussi des aspects moins évidents comme l’humeur ou le comportement. On parle même aujourd’hui d’un « axe intestin-cerveau ».
Or, des déséquilibres dans cet écosystème, appelés dysbioses, sont associés à une panoplie de pathologies : diabète, obésité, maladies inflammatoires chroniques de l’intestin, troubles neurologiques, etc. Le microbiote n’est donc plus un simple sujet d’étude, mais un acteur à part entière de notre santé.
Santé personnalisée : vers une médecine du microbiome
Chaque microbiote est unique, influencé par l’alimentation, l’environnement, le stress ou encore les traitements médicamenteux. Cette variabilité ouvre la voie à une médecine de précision fondée non plus seulement sur notre ADN, mais sur notre composition microbienne.
Des initiatives comme Le French Gut visent à cartographier le microbiote de milliers de citoyens pour mieux comprendre ses liens avec les modes de vie. À terme, on promet des traitements sur-mesure, des régimes alimentaires personnalisés ou encore des probiotiques « signature ».
Mais derrière cette promesse se cachent des enjeux sensibles : à qui appartiennent les données issues du microbiome ? Les individus peuvent-ils revendiquer une forme de propriété sur ces micro-organismes ? Et qui fixe les règles de leur exploitation ?
Industries du vivant : le microbiome, nouvel or noir ?
Les biotechs et les géants de la pharmacie ne s’y sont pas trompés : le microbiome est un nouvel eldorado. Probiotiques, prébiotiques, cosmétiques « microbiome-friendly », transplantation fécale, additifs agricoles : les pistes de valorisation sont légion.
Dès lors, la tentation de breveter certaines souches microbiennes devient forte. Il ne s’agit plus seulement de soigner, mais aussi de posséder. Une souche prélevée chez un individu lambda pourrait-elle devenir la propriété exclusive d’une multinationale ? La question n’est plus théorique.
Certains pays du Sud, riches en biodiversité microbienne, commencent d’ailleurs à revendiquer une souveraineté sur ces ressources invisibles. Car si l’on peut breveter un gène ou un micro-organisme, qu’en est-il des bénéfices générés ? À qui reviennent-ils ?
Propriété et régulation : un vide juridique à combler
Actuellement, le droit international considère le microbiome comme une ressource génétique, relevant des accords sur la biodiversité comme la Convention sur la diversité biologique (CDB) ou le Protocole de Nagoya. En théorie, cela impose un partage équitable des bénéfices entre les pays d’origine et les utilisateurs. En pratique, les mécanismes sont flous, l’application inégale.
En parallèle, les données issues du séquençage du microbiome humain posent d’autres problèmes : relèvent-elles du droit à la vie privée ? Peuvent-elles être utilisées à des fins commerciales sans consentement explicite ? La frontière entre ce qui nous constitue biologiquement et ce qui est exploitable par autrui s’estompe.
L’idée d’hologénome — un super-génome combinant celui de l’hôte et celui de ses micro-organismes — rend les choses encore plus complexes. Si mon microbiote fait partie de moi, alors toute tentative d’appropriation commerciale devient une forme d’atteinte à mon intégrité biologique.
Enjeux éthiques : consentement, justice et autonomie
Plusieurs dilemmes éthiques émergent à mesure que la science progresse :
- Consentement éclairé : Les participants aux recherches sur le microbiome savent-ils vraiment ce qu’impliquent leurs prélèvements ?
- Confidentialité : Les données microbiennes peuvent révéler bien plus qu’on ne le pense : régime alimentaire, mode de vie, vulnérabilités médicales, voire origine géographique.
- Équité : Qui profite réellement des avancées du microbiome ? Les innovations seront-elles accessibles à tous, ou réservées à une élite ?
- Autonomie : Peut-on modifier son microbiome comme on ajuste une prescription médicale ? Jusqu’à quel point cela reste-t-il un choix personnel ?
La médecine du microbiome, aussi prometteuse soit-elle, ne peut pas être dissociée d’un débat démocratique sur ses usages, ses limites et ses dérives potentielles.
Le microbiome, bien commun ou propriété privée ?
Face à ces tensions, une idée fait son chemin : considérer le microbiome comme un bien commun, au même titre que l’eau, l’air ou la biodiversité. Cela signifierait sortir de la logique de privatisation, interdire certains brevets, et garantir un accès équitable aux ressources et aux bénéfices.
Mais cette vision se heurte aux réalités du capitalisme biotechnologique, où tout est potentiellement brevetable, même le vivant. L’enjeu est politique autant que scientifique : voulons-nous d’un monde où le contenu de nos intestins est exploité comme un gisement de pétrole, ou d’un monde où ce vivant invisible est protégé, partagé, respecté ?
Conclusion : qui décide de notre microbiome ?
La réponse n’est pas simple, mais elle mérite d’être posée. À l’heure où notre microbiome devient un enjeu de santé, d’innovation et de pouvoir, il est urgent de fixer des règles : sur la propriété, le consentement, l’exploitation et la répartition des bénéfices.
Le « droit à l’invisible » ne se résume pas à une clause juridique : c’est une exigence démocratique. Il s’agit de défendre notre souveraineté biologique dans un monde où le vivant devient une donnée parmi d’autres, monétisable, manipulable, marchandisable.
« Nous ne sommes pas seuls dans notre corps. Notre santé dépend de ce monde invisible qui nous habite, et dont la propriété, la régulation et l’usage sont aujourd’hui à la croisée des chemins. »